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"Je n'ai jamais été tranquille ou en sécurité dans ma vie. Quand je me sens affaibli, je deviens agressif. Je préfère être violent que faible. Quelqu'un de faible, c'est quelqu'un à qui on ne donne ni amour, ni respect."
Malgré les menottes qui lui entravent les mains et le regard autoritaire du surveillant posté derrière la porte vitrée, Yannis (prénom modifié), 25 ans, s'ouvre.
Le jeune homme est l'un des dix écroués de l'Unité pour détenus violents (UDV) de la prison de Fleury-Mérogis (Essonne), la plus grande d'Europe. Il y a été placé pour avoir agressé deux prisonniers avec une lame de rasoir.
L'AFP l'a rencontré lors d'une réunion de la commission chargée d'évaluer à mi-parcours sa prise en charge dans cette unité, où il est isolé et suivi pendant six mois pour préparer son retour parmi les autres détenus.
Yannis avait alors exprimé son "envie de progresser".
On le retrouve vingt jours plus tard avec ses "idées noires", pour un entretien avec sa conseillère du Service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP).
"Ces pensées noires ne sont pas les miennes, mais elles viennent tous les jours, elles veulent que je sois injuste, que je tue quelqu'un de bien", lui livre-t-il.
"Au début, vous disiez que prendre la vie de quelqu'un, c'était le destin. Vous riiez quand on parlait de morts. Qu'en pensez-vous aujourd'hui ?", demande Jessica.
"C'est pas forcément le destin, mais ça ne me dérange pas vraiment, c'est ça qui est grave", répond-il.
- "Ne pas être faible" -
Yannis est l'unique détenu de l'UDV à s'accommoder de son placement contraint dans l'unité.
"Je me suis dit qu'être ici, c'était une dernière chance pour moi de penser autrement", confie-t-il lors d'un des entretiens qu'il a accordés à l'AFP.
Enfant, son père ne l'éduque pas: il le dresse. "A 6 ans, j'avais quatre chiots. Mon père m'a demandé de les tuer en les étranglant. Je n'ai pas pu pour la dernière, la petite chienne noire. Mon père a fini le travail."
Son torse puissant, qu'il étale sur la table malgré ses menottes, suggère une confession. Son menton relevé, un défi.
"Après, j'ai toujours pu" étouffer les chiots, "c'est devenu normal", décrit Yannis. "Et aujourd'hui, ça me fait plaisir. C'est injuste mais ça me donne le sentiment de ne pas être faible."
Par souci de confidentialité, les crimes reprochés à Yannis ne peuvent être dévoilés. Il dit en éprouver des remords. "Je regrette tous les jours. Quand je me lève, quand je mange. Le regret, c'est dur."
"Je n'ai pas votre vision de la justice", ajoute le jeune homme. "Pour moi, exécuter des gens, c'est un code de valeur normal. Mais je sais que si je sors un jour de prison, il y a une autre manière de vivre en France".
A l'UDV, Yannis a apprécié certaines activités, dont un "ciné-débat". "J'ai essayé d'y dire des choses, pour apprendre à parler d'autre chose que de violence ou de +shit+ (cannabis). Je pensais au moment où, peut-être, je prendrais un café dehors".
Dans cette autre vie, Yannis s'imagine "faire du karaoké". "Ça demande du courage de se ridiculiser, d'oser quelque chose de différent".
- "Raté une étape" -
Ce lundi, il découvre le Qwirkle, un jeu de société où il faut aligner formes et couleurs.
La directrice du SPIP, Clotilde Franchet, lui en détaille les règles. Très vite, elle prend de l'avance sur lui. "Je me sens faible, ça ne me plaît pas", maugrée Yannis. Mais il sourit.
Comme la partie se poursuit, la conversation s'engage. Yannis lâche aimer le rap, vouloir mourir à 30 ans et ne pas avoir réussi à lire "Le Dernier jour d'un condamné" de Victor Hugo.
Il finit par perdre mais se dit "fier de son score". "Je n'ai jamais joué aux jeux de société (...) c'est quelque chose de bien, très convivial."
"Je n'ai pas d'ami en ce moment", lance-t-il à sa partenaire du jour, "mais je jouerais peut-être un jour avec quelqu'un d'autre que vous".
Depuis son arrivée à l'UDV, son parcours nourrit les doutes de l'encadrement.
"Au premier contact, j'ai senti qu'il était étrange", se souvient sa conseillère, Jessica. "On n'arrivait pas à faire le tri dans son propos mais, malgré son originalité, je n'avais pas peur de ses réactions. Je sentais qu'il avait besoin de temps pour faire confiance."
Après cinq mois dans l'unité, Yannis en est sorti plusieurs semaines pour être jugé aux assises. Lourdement condamné, il réintègre calmement sa cellule... puis roue de coups son avocat au parloir. Il écope de trente jours de quartier disciplinaire.
"On pense avoir raté une étape", analyse la directrice de l'UDV, Marine Denarnaud.
"On va lui ajouter trois mois dans l'unité, et on va peu à peu lui expliquer qu'il ne réintègrera pas la détention classique mais le quartier d'isolement. Après les codétenus, l'avocat, on ne va pas prendre le risque d'une violence sur un personnel."
Quelques heures plus tard, Yannis, incarcéré au "mitard", parvient à se procurer une lame de rasoir pour balafrer un surveillant au moment du dîner. "J'ai faim, je n'ai pas eu mon repas", osera-t-il dans le fourgon qui le conduit à la gendarmerie.
- "Corde sensible" -
L'idée d'une prolongation à l'UDV est écartée: ce sera le quartier d'isolement sans attendre.
"Il y avait pourtant une réceptivité pendant ses mois à l'UDV", déplore la directrice. "On sentait une vraie authenticité chez lui, dans son mal-être. Mais il avait un profil trop complexe, avec une très haute dangerosité."
Cet échec lance une vive réflexion dans l'équipe.
Pourquoi avoir placé Yannis à l'UDV avant qu'il ne soit jugé ? Son procès n'a-t-il pas interrompu et ruiné ses progrès ? Ne faut-il pas autoriser les détenus de l'UDV à travailler, pour mieux les motiver ?
Grâce aux mesures de sécurité mises en place à l'UDV, "on parvient à entrer en contact avec des détenus d'habitude ingérables, à toucher leur corde sensible", se félicite un officier.
Alors pourquoi ne pas étendre ces mesures de sécurité renforcées à tout l'établissement ?
"Mauvaise idée", répond un brigadier-chef. "Ça nourrirait un vrai sentiment d'injustice" chez des détenus non agressifs, "on les transformerait en monstres".
"Au moins, Yannis a été isolé pendant cinq mois, ça a protégé les autres détenus", se satisfait un agent. "Je ne pense pas que l'UDV fonctionne avec tous", ajoute-t-il, certains détenus "la prennent comme une sanction et pas comme une chance".
Selon les chiffres fournis par l'administration pénitentiaire pour 2022, 28% des personnes passées par un UDV en France avaient récidivé dans les trois mois suivant leur sortie de l'unité.
La direction de Fleury-Mérogis y voit "une évolution encourageante, même si elle peut paraître modeste".
O.Krasniqi--NZN