Zürcher Nachrichten - 80 ans après la Shoah, inquiétude et résilience pour les survivants en Israël

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80 ans après la Shoah, inquiétude et résilience pour les survivants en Israël
80 ans après la Shoah, inquiétude et résilience pour les survivants en Israël / Photo: Menahem Kahana - AFP

80 ans après la Shoah, inquiétude et résilience pour les survivants en Israël

L'Israélien Naftali Fürst, survivant du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, a mis des années avant de pouvoir en parler.

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Mais depuis que sa petite-fille a survécu au massacre du 7 octobre 2023 dans le kibboutz de Kfar Aza, dans l'attaque sans précédent sur le sol israélien du mouvement islamiste Hamas, il est plus que jamais convaincu de la nécessité de témoigner.

"Si nous oublions notre histoire, nous risquons de la voir se répéter", met en garde cet homme de 92 ans alors que l'antisémitisme dans le monde a rarement été aussi élevé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale après 15 mois de guerre dans la région.

Quatre-vingts ans après la libération du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau le 27 janvier 1945 par l'Armée rouge, l'AFP a rencontré plusieurs survivants des camps de concentration et d'extermination qui ont refait leur vie en Israël où ils ont cherché un foyer sûr pour les Juifs au lendemain du génocide.

Tous nés en Europe, déportés dans les camps de la mort nazis où leurs familles ont péri, ils ont fait part de leur inquiétude aujourd'hui et aussi de la force de la résilience.

Construit en Pologne occupée, Auschwitz-Birkenau est le symbole du génocide perpétré par l'Allemagne nazie qui a entraîné la mort de six millions de Juifs, dont environ un million assassinés dans ce camp entre 1940 et 1945.

Naftali Fürst, né en 1932 en Slovaquie, une fille, quatre petits-enfants, trois arrière-petits-enfants

Petit garçon, Naftali Fürst a connu dès 1942 les camps d'internement, de travail, de concentration puis d'extermination à Auschwitz-Birkenau. Le numéro tatoué sur le bras, la musique de l'orchestre pour les déportés qui sortent pour le travail forcé, ses parents dont on le sépare...

Puis la "Marche de la mort" quand, à l'approche des soldats soviétiques, les nazis ont forcé leurs prisonniers à marcher en hiver dans la neige pour les transférer vers l'Allemagne et l'Autriche. "Le pire de ma vie", dit-il.

"C'est une expérience indescriptible, un passage en enfer. Nous avons vu beaucoup de gens tomber sur le côté, des blessés, des morts. Ceux qui ne pouvaient pas suivre le rythme étaient tués sur place. Dans ces moments-là, survivre signifie lutter pour ne pas être laissé derrière."

A Buchenwald en Allemagne, où il arrive au terme de cette marche harassante, il échappe à la mort grâce à un détenu résistant communiste tchèque, Antonin Kalina, qui sera nommé Juste parmi les nations pour avoir sauvé des centaines d'enfants juifs durant leur détention.

Quand le camp est libéré par les soldats américains, Naftali Fürst a 12 ans. On peut le voir sur une des photos les plus emblématiques de la Shoah: entouré de survivants, allongé sur une planche dans un baraquement, pas loin du futur écrivain et prix Nobel de la paix Elie Wiesel.

Ce n'est que 60 ans après que l'ex-moniteur d'auto-école a pu partager son histoire. Depuis, cet homme au regard vif qui préside l'Association des anciens détenus de Buchenwald, ne s'arrête plus, déterminé à le faire tant qu'il en est "capable".

"Beaucoup de ceux qui ont vécu ces horreurs ne sont plus là pour en parler et je considère qu’il est de ma responsabilité de témoigner. Mais je crains que, dans 50 à 100 ans, la Shoah devienne une simple page d’histoire et que l’on oublie à quel point cet événement était unique et tragique."

Le 7 octobre 2023 au matin, Naftali Fürst est chez lui à Haïfa (nord). Comme tous les Israéliens, il apprend par bribes que des commandos du Hamas ont pénétré en Israël à partir de la bande de Gaza.

Il tente de joindre sa petite-fille Mika qui vit avec son mari et leur fils de deux ans au kibboutz de Kfar Aza, sans succès. "J'étais tellement inquiet." Restés plus de 12 heures dans leur abri, ils survivront. Les parents de l'époux de Mika seront tués.

"Ma petite-fille et sa famille sont des survivants comme moi": jamais Naftali Fürst n'aurait imaginé prononcer un jour cette phrase après avoir tant témoigné sur la Shoah.

Il ne fait pas de comparaison. "C'est terrible, c'est inimaginable, c'est douloureux et cela n'aurait pas dû arriver cependant ce n'est pas la Shoah", dit-il. Mais "même si nous n’arrivons pas à l'imaginer, des atrocités similaires peuvent se reproduire."

Mirjam Bolle, née en 1917 en Hollande, trois enfants

A 107 ans, c'est l'une des survivantes les plus âgées.

Quand elle reçoit l'AFP dans sa maison de Jérusalem, elle dit qu'elle n'a "rien fait de spécial". Quelle incroyable vaillance pourtant après une telle vie.

Secrétaire au Conseil juif d'Amsterdam, organisme créé et instrumentalisé par les nazis pour contrôler la communauté pendant la guerre, Mirjam Bolle est témoin de la déportation des Juifs des Pays-Bas.

Avant d'être à son tour déportée en 1943, au camp de transit de Westerbork puis à Bergen Belsen en Allemagne. Elle a 26 ans.

Bergen Belsen, "c'était officiellement un camp de concentration mais ils voulaient nous affamer, ils voulaient notre mort." Les parents de son fiancé Léo n'y ont pas réchappé.

Mirjam Bolle raconte pourtant ce "repas" empreint d'espoir de la Pâque juive, le seder qui célèbre la libération du peuple d'Israël de l'esclavage en Egypte. Sur la table, quelques légumes. A la fin de la cérémonie, au lieu de réciter le traditionnel "L'an prochain à Jérusalem", les enfants entonnent "Cette année à Jérusalem".

Et le "miracle" se produit: avec sa famille et un groupe de déportés, elle est libérée à la faveur d'un échange avec des prisonniers allemands en Palestine mandataire.

En juillet 1944, après avoir traversé l'Europe en train, elle arrive en "Eretz Israël" (la terre d'Israël) où elle retrouve Léo, immigré avant-guerre. Ils se marient et auront trois enfants. Tous mourront, dont deux "à la guerre" durant leur service militaire sous le drapeau israélien, sans laisser de descendants.

D'Amsterdam à Bergen Belsen, entre janvier 1943 et juillet 1944, Mirjam Bolle a écrit une sorte de journal sous forme de lettres à son fiancé: "Je savais que si ne l'écrivais pas, je l'oublierai."

Elles seront publiées des décennies plus tard en 2014 sous le titre "Des lettres jamais envoyées", un livre paru en hollandais puis traduit dans sept langues qui témoigne aussi de la vie des Juifs à Amsterdam sous l'occupation allemande.

Aujourd'hui encore, c'est la montée de l'antisémitisme sur le Vieux continent qui la préoccupe.

"J'ai du mal à comprendre pourquoi les Juifs sont si importants" pour qu'ils en soient ainsi victimes, dit cette ancienne secrétaire à l'ambassade des Pays-Bas. "Je crois que l'avenir pour eux en Europe est incertain. Je suis heureuse d’être en Israël car c'est l'endroit le plus sûr pour nous malgré les difficultés actuelles."

Dan Hadani, né en 1924 en Pologne, deux enfants, deux petits-enfants

Le secret de sa longévité, dit Dan Hadani, survivant d'Auschwitz, c'est "le travail".

"Je n'ai jamais arrêté de travailler... j’ai essayé d’oublier, de fuir les cauchemars et pour oublier, je bossais jour et nuit et quand je m’endormais, j'étais tellement fatigué que je ne rêvais plus."

Déporté en 1944 du ghetto de Lodz (Pologne), où son père est mort, vers Auschwitz, il est séparé dès l'arrivée au camp de sa mère, tuée dans la foulée, et de sa soeur, qui sera assassinée lors de la liquidation du camp des femmes.

Comme s'il la revivait encore, il raconte sa rencontre avec Josef Mengele, le médecin SS d'Auschwitz, auteur d'expériences médicales souvent mortelles sur les déportés et qui opérait un "tri" parmi ceux-ci.

Se croyant désigné par "l'ange de la mort", le jeune homme de 20 ans lui adresse la parole en allemand, qu'il parle couramment. Ce dernier lui répond: "Bleib stehen, du Hund" (Reste là, espèce de chien). Plus tard seulement il réalisera qu'il aurait pu être exécuté: "Je n'oublierai jamais ce moment."

"Sélectionné" pour travailler dans une usine, il survivra à la "Marche de la mort" avant d'être libéré par les soldats américains au camp de Wobbelin en Allemagne.

De retour en Pologne, quand il découvre qu'il n'a plus de famille, il émigre en Israël juste après la création de l'Etat en juin 1948 et laisse derrière lui le nom de sa jeunesse européenne, Dunek Zloczewski.

"Le lendemain de mon atterrissage, à cinq heures du matin, je me suis immédiatement engagé (dans l’armée israélienne) et je suis devenu officier d'artillerie. C’était la guerre d'indépendance et je suis venu pour cela; je voulais construire mon propre Etat, un Etat juif, pour la première fois."

Devenu ensuite photojournaliste et fondateur d'une agence photo, il a passé le reste de sa vie à faire la chronique en images de son jeune pays.

A 100 ans passés, l'énergie de cet homme à la barbe bien taillée reste stupéfiante. Avec fierté, il montre son permis de conduire renouvelé la veille de son anniversaire, avant de conduire avec aisance l'équipe de l'AFP à son domicile à Guivatayim (centre).

Chaque jeudi matin, ce farouche opposant au gouvernement de Benjamin Netanyahu roule vers Tel Aviv rejoindre d'anciens journalistes et diplomates pour parler politique. L'avenir le tourmente, surtout depuis le 7 octobre. "L’homme est une bête, c'est comme ça que je vois le monde", dit-il.

Aux générations à venir, il a légué, rassemblés dans une collection à la Bibliothèque nationale, ses deux millions de clichés documentant l'histoire d'Israël, qu'il voit comme un héritage de la résilience de sa nation et de son peuple.

Abraham Wassertheil, né en 1928 en Allemagne, quatre enfants, trois petits-enfants, deux arrière-petits-enfants

De longs silences suivent la question. "Je ne suis pas bavard", dit cet homme de 96 ans au regard franc quand on l'interroge sur le sort de sa famille pendant la guerre.

Chassé de chez lui en 1937, déporté dans les camps de concentration de Buchenwald et de Dautmergen (en Allemagne) ainsi qu'à Gross Rosen et ses satellites de Markstädt et de Fünfteichen (en Pologne alors annexée), il a échappé à la mort en se faisant passer pour plus âgé, avant d'être libéré d'Allach, annexe du camp allemand de Dachau, en 1945.

A l'opposé de Dan Hadani, rencontré dans un camp de réfugiés en Italie et avec qui il s'est engagé dans la marine israélienne où il est resté 25 ans, Abraham Wassertheil a toujours préféré ne pas évoquer publiquement son passé de déporté. Jusqu'à aujourd'hui.

"Avec l'âge, maintenant, je me rends compte qu'il faut parler", dit-il aux journalistes de l'AFP à qui il confie douloureusement: "Pendant la guerre, nous ne pensions qu'à une chose : trouver à manger. C'est tout. Nous ne pensions pas à nos frères et sœurs ni à nos parents."

L'essentiel, poursuit-il, est d'avoir "transmis mon histoire et celle de mes parents à mes enfants". Pendant des années, il est retourné avec ses filles en Pologne à Chrzanow, dont sa famille est originaire, à environ 20 km d'Auschwitz.

En 2022, un parc y a été inauguré en souvenir de la population juive de la ville. La municipalité a choisi de lui donner le nom de sa mère assassinée dans le camp de la mort. "Le parc Esther" est pour lui devenu la "tombe" qu'elle n'a jamais eue, murmure-t-il laissant brièvement percer l'émotion dans son récit.

Malgré la perte de toute sa famille dans sa jeunesse, malgré l'état de guerre dans lequel il vit à Kyriat Yam (nord) dans sa vieillesse, il se dit serein. "Moi, ma vie est bientôt terminée", explique-t-il.

Le 7 octobre 2023, le drame national est venu s'ajouter à son deuil personnel: Abraham Wassertheil a enterré sa femme la veille. Un an plus tard, un missile tiré par le Hezbollah libanais est tombé sur un immeuble voisin de chez lui, il a dû se réfugier dans un abri.

"Je ne peux rien faire pour changer les choses mais j'ai des enfants en bonne santé, ils se débrouillent sans moi et je me débrouille sans eux, c'est pour ça que je reste optimiste."

Eva Erben, née en 1930 en Tchécoslovaquie, trois enfants, neuf petits-enfants, 15 arrière-petits-enfants

A 94 ans, Eva Erben revient de deux semaines de conférences en Allemagne pour raconter son histoire de survivante d'Auschwitz mais surtout "défendre Israël", explique-t-elle d'emblée.

Née en 1930 près de Prague, elle a grandi dans une famille juive aisée avec un père chimiste qu'elle qualifie de pionnier du pyrex, "une belle villa, une voiture, des voyages (...) Nous cueillions des champignons, des fraises et des fleurs dans les champs."

Une vie "paisible et agréable" qui vire à l'enfer en 1941 quand toute la famille est déportée à Theresienstadt, ce camp de concentration des environs de Prague présenté comme "modèle" par la propagande nazie, notamment lors d'une visite de la Croix-rouge en 1944.

La petite Eva fait partie d'un groupe d'enfants qui chantent l'opéra "Brundibar", parabole de l'oppression nazie, joué et filmé à cette occasion.

Quand on lui montre sur un téléphone la vidéo des petits en train de chanter, la vieille dame au port alerte se met à fredonner. Comme elle, tous les enfants figurant dans cette vidéo -- ainsi que l'équipe du film -- ont été déportés à Auschwitz dès la Croix-rouge repartie.

Dans ce camp de concentration et d'extermination, elle reste avec sa mère puis c'est "la marche de la mort" à l'approche de l'Armée rouge. Sa mère n'y survivra pas. Oubliée dans une meule de foin dans laquelle elle s'était endormie, la fillette est sauvée par des Allemands -- "tous n'étaient pas des meurtriers" -- puis par des Tchèques qui la cacheront jusqu'à la fin de la guerre.

Dans sa coquette maison d'Ashkelon (sud), avec un grand jardin et des arbres plantés par son défunt mari, l'ancienne infirmière montre fièrement une photo d'elle avec toute sa descendance: 27 personnes au total.

"Nous n'avons pas ignoré la Shoah, nous l'avons vécue et maintenant c'est la vie. Il y a des enfants, des voyages, chanter avec eux, faire du sport, une vie normale, manger bien, se parfumer. La Shoah était comme une ombre dans nos vies, oui, mais nous l'avons traversée."

Eva Erben a témoigné dans un livre pour écoliers, traduit en plusieurs langues, et apparait dans des films documentaires mais elle pense que sa priorité est de soutenir son pays après le 7 octobre.

Depuis, plus de 600 alertes ont retenti dans sa ville, située près de la bande de Gaza, mais elle a refusé d'aller dans un abri. "Hitler n'a pas réussi à me tuer, c'est pas eux qui vont y arriver", dit-elle en riant en référence aux islamistes du Hamas.

Mais elle ne cache pas son inquiétude, "déçue", dit-elle, "de la façon dont Israël est perçu dans le monde aujourd'hui."

"C'est très gentil de venir avec des fleurs et des couronnes, de rendre hommage mais c'est fini, nous avons surmonté la Shoah, nous avons reconstruit, nous avons enfanté. Maintenant, respectez et acceptez Israël."

Selon les autorités israéliennes, il reste dans le pays plus de 130.000 rescapés de la Shoah - survivants des ghettos, des camps d'internement, de concentration, d'extermination, victimes de persécutions dans les pays occupés par les nazis et/ou obligés de fuir l'antisémitisme, en Europe et au-delà, comme en Algérie alors sous le régime collaborationniste de l'Etat français de Vichy.

A.P.Huber--NZN