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Trop lente, laxiste, inefficace... "C'est bien connu, la justice fait la délinquance comme le médecin fait la maladie", ironise un magistrat isérois. La critique de l'institution n'est pas nouvelle, le malaise de la profession non plus.
A moins de trois mois de la présidentielle, en respectant l'anonymat des sources, l'AFP a passé une semaine au tribunal de Vienne (Isère), dont le quotidien illustre la fragilité de tout l'édifice.
La sécurité est l'un des thèmes dominants de la campagne: au printemps dernier, la mort d'un policier sur un point de deal avait une nouvelle fois renvoyé les juges sur le banc des accusés.
Une manifestation devant l'Assemblée nationale a enflammé le débat au point de provoquer la convocation d'États généraux de la justice. Le rapport est attendu fin février.
Parallèlement, une tribune a recueilli des milliers de signatures dans le monde judiciaire, dénonçant une "grande souffrance" au travail et une "perte de sens" face à la "vision gestionnaire" du métier.
- "Trop vite" -
Au tribunal de Vienne, dont le ressort coiffe 287.879 habitants, 4.935 jugements ont été rendus en 2021 au pénal et 5.414 au civil (hors tutelles), dont 1.324 pour les seules affaires familiales.
Ce lundi matin à l'audience, une juge du service examine 14 dossiers. Un père sans emploi veut réduire sa pension alimentaire ; un couple divorcé s'oppose sur les modalités de garde car la mère a déménagé ; une femme réclame à son ex-mari les remboursements de la mutuelle des enfants.
Derrière les aspects matériels, on devine les déchirements. Mais le temps de parole dépasse rarement quelques minutes: "je me rends bien compte qu'on va trop vite, je voudrais pouvoir leur accorder plus de temps", regrette la magistrate qui doit rendre des dizaines de décisions par mois.
Alléger les audiences revient à rallonger les délais: or, si l'on reproche à la justice de ne pas assez écouter, on l'accuse aussi d'être trop lente. La quadrature du cercle... sauf à augmenter les effectifs, vieille revendication.
Sur le papier, à Vienne, ils sont 14 magistrats au siège et six au parquet. Pour coller à la moyenne européenne par tranche de 100.000 habitants, il en faudrait plus de 80, pointent les cheffes de la juridiction.
- "Bouche-trous" -
En pratique, tous les postes ne sont pas pourvus, comme celui du juge des libertés et de la détention, assuré par la présidente du tribunal qui exerce par ailleurs au civil. Et les absences pas toutes remplacées: la cour d'appel accorde des "bouche-trous" au compte-gouttes.
Des contractuels -les "sucres rapides" du garde des Sceaux- apportent une aide mais le turnover est important, les former prend du temps et leur statut exclut qu'ils aillent aux audiences ou signent des actes. "Un juriste-assistant ne double pas la capacité de travail d'un magistrat", souligne la présidente.
Le greffe compte 57 personnes mais "dès qu'il en manque une, c'est la galère, il faut sacrifier un service aux dépens d'un autre", déplore sa directrice, qui court après les renforts ponctuels.
Les récentes hausses du budget ? "On part de tellement loin... dire que la balle est désormais dans notre camp, ce n'est pas entendable", lâche la procureure, tandis qu'en haut lieu on invoque des "problèmes de management".
À la permanence du parquet, une magistrate a géré 17 défèrements la semaine précédente. Et fini "au mieux à 23H00 tous les soirs".
- "Maintenir la cadence" -
De service ce mardi après-midi au tribunal pour enfants, elle a pris connaissance des dossiers le matin: "on n'a pas le temps de faire autrement, c'est une course contre la montre perpétuelle".
Entre suivi des contentieux et participation aux audiences, qui finissent parfois tard dans la nuit, la charge de travail est lourde. "Il n'est pas rare que je travaille le weekend", indique une juge de l'application des peines. Elle s'est "fait peur" en juin dernier, proche du burn-out: sur 2020, son activité a représenté 132% d'un équivalent temps plein.
Dans les étages, greffières et agents administratifs surveillent le calendrier. "On souffre pour maintenir la cadence", glisse l'une d'elles au civil.
Au Bureau d'ordre, où transitent toutes les procédures pénales, le commissariat de Vienne et les brigades de gendarmerie livrent leurs rapports d'enquête deux fois par semaine: "On en reçoit tellement qu'on en met un peu partout", indique une fonctionnaire.
À même le sol, une rangée de cartons, numérotés jusqu'à 476: les dernières affaires classées en 2021. Une vacataire recrutée via Pôle Emploi a rattrapé les retards d'enregistrement.
Le flux des dossiers peut engendrer des erreurs. Fréquentes ? "Non, mais elles font parler d'elles et on cherche des responsables. Quand un détenu est libéré pour vice de procédure, par exemple".
- "Bugs" -
Sur le plan matériel, le partage des imprimantes-photocopieuses fait enrager, comme les dossiers suspendus -moins solides qu'avant- qui cèdent dans les armoires. "On fait des économies de bouts de chandelle qui nous pénalisent au quotidien", peste une greffière.
On déplore aussi les "bugs fréquents" du logiciel Cassiopée et ses retards de mise à jour: la réforme de la justice des mineurs est effective depuis l'automne mais les trames de jugements n'ont pas été actualisées.
Tous le disent: l'accumulation des réformes est "chronophage" et "usante". "On passe notre temps à mettre des choses en place, qu'on nous demande ensuite de détricoter", dénonce une greffière. Dernièrement, la réforme du divorce ou l'introduction des bracelets antirapprochement ont beaucoup mobilisé.
La fusion en 2020 des tribunaux d'instance et de grande instance, censée rationaliser le système, "n'a rien simplifié du tout", estime une juge des contentieux de la protection qui "n'a jamais autant rendu de jugements d'incompétence".
Une collègue de l'application des peines planche sur les libérations sous contrainte: "la loi est faite de plus en plus pour vider les prisons et en même temps, on nous reproche de trop aménager !".
- "C'est la société qui dysfonctionne" -
"On nous reproche aussi d'être dans une tour d'ivoire", poursuit cette magistrate. "Mais notre quotidien, c'est le type qui picole dans l'ascenseur du tribunal pour se donner du courage".
Le quotidien, c'est aussi le manque de places en foyer ou famille d'accueil, qui décourage les juges pour enfants. "Quand on rend un gamin à ses parents, qu'on lève une mesure éducative parce que ça va mieux dans la famille... heureusement qu'on a des moments comme ça".
Dans le suivi des dossiers comme à l'audience, la justice est d'abord affaire d'humanité.
Aux tutelles, c'est ce vieil homme en Ehpad qui n'a pas vu ses enfants depuis des années ou cette femme atteinte de troubles psychiques qui raconte sa vie sur du papier essuie-mains. Ici, les magistrates ne portent pas la robe: "on a un rôle de protection, on n'est pas là pour trancher des litiges", explique l'une d'elles.
Aux mineurs, c'est le garçon accusé d'agression sexuelle qui pleure à la barre quand son père vient l'accabler après l'avoir jeté à la rue, la mère désespérée qui compte sur ses doigts quand on demande à son fils depuis combien d'années il fume du cannabis.
La nuit est tombée quand il est condamné pour trafic à 10 mois d'emprisonnement avec sursis. Le juge s'attend à le revoir. Une peine plus lourde changerait-elle la donne ? "Non, car trop de choses nous échappent. On fait le procès du laxisme mais c'est la société qui dysfonctionne".
R.Bernasconi--NZN